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On ne devrait pas (nécessairement) manger toutes les plantes par la racine

Tussilage
Bourrache
Consoude

Dans les années 20 du troisième millénaire, il est de bon ton de manger des plantes sauvages. C’est une manière de se rapprocher de la nature et quitter ainsi, un peu, les centres urbains. Pour certain.e.s il s’agit même alors d’une véritable (re-)connexion avec notre «nature sauvage». Je le sais bien: j’y contribue au jour le jour.

Mais ce faisant, s’agit-il de retrouver une sorte de «paradis perdu», ou serait-il même franchement question de transgresser les normes limitantes d’une éducation un tantinet trop bourgeoise?

De même, reconquérir le pouvoir de l’archétype de la sorcière, comme il est désormais si souvent suggéré, doit-il passer par le rejet ou le dénigrement des sciences, qui ne seraient plus que le jouet des lobbys et des multinationales?

En d’autres termes, peut-on poursuivre une quête profonde d’émancipation sans pour autant rejeter d’un seul bloc l’ensemble des éléments identifiés à un système dominant? La science, dans ce contexte, doit-elle être opposée à la tradition?

Un ordre généalogique bien établit :
« il en a toujours été ainsi »

À travers la question de la toxicité de certaines plantes, telles que la consoude, la bourrache, ou le tussilage, j’aimerais ici explorer la ligne de faille souvent tracée entre sciences et tradition.

En effet, évoquer ces trois plantes, c’est évoquer le débat sur les alcaloïdes pyrrolizidiniques (AP). Un débat qui a cristallisé l’opposition entre les tenants d’une tradition d’une part, les politiques de santé publique, d’autre part.

Au cœur de ce débat, une réglementation européenne entrée en vigueur le 1er juillet 2022, fixant un seuil maximum de teneur en AP dans les thés, les infusions, le miel et certains compléments alimentaires. Mais la recherche sur ces substances naturelles remonte bien plus loin.

En effet, divers travaux scientifiques ont mis en évidence que ces AP pouvaient causer de graves lésions aux vaisseaux sanguins du foie. Ils sont par ailleurs soupçonnés d’être cancérogènes.

Or, de fortes teneurs en AP sont surtout observées dans certaines plantes sauvages. Celles-ci pouvant ensuite contaminer des récoltes de thé, herbes, ainsi que le miel. Certaines de ces plantes sauvages riches en AP, telles que le Séneçon jacobée, sont classées dans les plantes toxiques, d’autres figurent dans certains livres de cuisine sauvage, telles que la consoude, le tussilage et la bourrache. Dans certains écrits, il est fait mention d’anciennes traditions, certaines remontant même aux «peuples premiers».

Cependant, le fait que ces trois plantes, toutes trois riches en AP, aient été traditionnellement consommées, de longue date, suffit-il à rejeter les travaux scientifiques de ces dernières décennies?

Pour les partisans de la tradition, c’est l’ancienneté-même de celle-ci qui lui confère sa légitimité: «il en a toujours été ainsi».

Et que la science veuille remettre en question cet ordre généalogique bien établit n’est pensable que du fait de la pression exercée par certains lobbys et multinationales.

Comment apporter un regard plus nuancé ?

Or, comment se frayer un chemin de nuances?

En revenant aux travaux scientifiques eux-mêmes, bien-sûr! C’est notamment ce que fait l’herbaliste Christophe Bernard, en 2014 déjà, en traduisant et publiant l’un des articles de Paul Bergner, actuel directeur du North American Institute of Medical Herbalism (NAIMH), à Portland, dans l’Oregon.1

Alors que Bergner rappelle que l’identification du rôle problématique des AP dans certaines lésions du foie n’est pas nouvelle – elle date de 1954 déjà – il passe en revue toute une série de recherches scientifiques.

Dans son article, Bergner discute notamment l’argument récurrent, selon lequel cela se saurait si la consoude était néfaste, depuis le temps qu’elle est utilisée en médecine traditionnelle. Cela d’autant plus que, non seulement la consoude, mais également d’autres plantes locales riches en AP sont utilisées, en médecine chinoise traditionnelle, en médecine ayurvédique, ainsi que dans diverses pratiques de soins africaines.

Les points saillants à retenir de l’article de Bergner sont les suivants: le dosage et la durée de la prise de ces médicaments jouent un rôle fondamental, du point de vue du potentiel délétère des AP contenus dans ces plantes.

Par ailleurs, l’hypothèse a été formulée par divers chercheurs que jusqu’à 20 à 30% des décès attribués à des hépatites ou cirrhoses du foie pourraient, en réalité, être dus à l’ingestion de grandes quantités et/ou, sur de longue durée de plantes riches en AP. Une hypothèse difficile à vérifier, dans un contexte où la question est rarement posée de quelles plantes étaient régulièrement consommées par les personnes décédées.

Ainsi, Bergner conclut son article par une suggestion qui me semble aussi simple qu’elle est fondamentale, même s’il vient alors d’admettre que le danger des AP reste moindre, comparé à l’ensemble des effets secondaires néfastes des produits de l’industrie pharmaceutique: «Néanmoins, l’hypocrisie des agences de régulation ne doit pas empêcher les thérapeutes de protéger leurs clients».

« Douce ignorance » vs posture idéologique

Mais alors, si des travaux scientifiques démontrent clairement les dangers de ces alcaloïdes pyrrolizidiniques, pourquoi continue-t-on à voir fleurir des recettes à base de ces plantes?

En effet, parcourir certains livres ou sites internet dédiés à la cuisine des plantes sauvages réservera parfois certaines surprises. De la plante comestible à la grande toxique, les auteur.e.s ne placent pas toujours les plantes dans le même panier.

Ainsi, alors que certain.e.s ajoutent une mise en garde, de nombreuses recettes de cuisine aux plantes sauvages passent entièrement sous silence cette question des AP.

Mon hypothèse est qu’il s’agit parfois d’une ignorance que je qualifierais de «douce ignorance»: l’auteur.e n’a simplement pas connaissance de la question.

D’autres fois, il me semble, cependant, que ce silence est la résultante d’une posture idéologique: il n’est vraisemblablement pas convenable de soulever ce sujet, car cela reviendrait à disqualifier l’approche traditionnelle, au profit des «dominants» – soit les lobbys et les multinationales — qui exerceraient un contrôle direct sur les scientifiques.

Or, pourquoi un attachement aux traditions ancestrales devrait-elle impliquer le rejet de la recherche scientifique, en bloc?

Certaines plantes seraient-elles «bonnes à penser», mais pas si «bonnes à manger» ?

Comme le relevait Pierre Lieutaghi en 2004, dans un passionnant article d’ethnobotanique2, les frontières culturelles entre le comestible et le toxique sont loin d’être fixes et définitives.

Il cite ainsi plusieurs exemples, comme le coquelicot ou l’aubergine, dont la destinée culinaire a fortement évolué, selon les périodes, ainsi que les aires géographiques.

Plus proche encore des pratiques de cueillette, il mentionne le cas des baies de sureau, longtemps considérées comme toxiques en France. C’est le contact avec l’occupant allemand, en particulier, qui commença à modifier le regard posé sur cet arbre. Il est désormais de plus en plus courant de consommer les baies de sureau noir, pour autant qu’elles aient été préalablement cuites.

Si Lieutaghi ne mentionne la problématique de plantes guérisseuse africaines riches en AP qu’en note de bas de page, sans pouvoir développer ce thème plus en détails, son article n’en demeure pas moins passionnant pour mieux saisir cette faille dessinée par les AP, entre tenants de l’herboristerie traditionnelle d’une part, et politiques de santé publique d’autre part.

En particulier, son développement sur l’engouement spectaculaire pour la cueillette de champignon met en exergue des éléments d’analyse qu’il me semble utiles de prendre en compte, pour mieux saisir notre rapport contemporain aux plantes sauvages, ainsi qu’à l’archétype de la sorcière, ou au monde sauvage plus généralement.

Pour simplifier un propos que je vous invite à lire en détails, notre rapport au monde végétal – plantes ou champignons – dénoterait d’une tentative de compenser la perte progressive de lien à la nature. Une rupture du lien induite ainsi bien par l’urbanisation que par la modernisation.

Cette dynamique de compensation implique alors le développement toujours plus poussé d’un savoir botanique, en particulier par les urbains eux-mêmes. Mais en parallèle, alors que l’attachement à la nature se fait toujours plus grand, les savoirs scientifiques se transforment peu à peu en sens commun. Selon Lieutaghi, ce passage au sens commun est d’autant plus répandu dans le contexte des plantes sauvages comestibles que celles-ci se révèlent généralement moins dangereuses que certains champignons – ou du moins semblent être moins facilement mortelles.

Ainsi, alors que ce regain d’intérêt se double, le plus souvent, d’une idéalisation de la nature et des plantes en «paradis perdu», renforcé encore par certaines pratiques «néo-chamaniques», la plupart des plantes sont dès lors principalement perçues comme foncièrement «innocentes».

Une perception simplifiée des plantes qui peut amener, comme dans le cas extrême mentionné par Lieutaghi, à la commercialisation d’une crème glacée parfumée au muguet, plante violemment toxique, s’il en est. Les client.e.s de cette échoppe du Vaucluse semblent néanmoins avoir survécu. Sans doute que les parfums de synthèse ont parfois du bon, comme le relève malicieusement Lieutaghi.

Mais au-delà de cette «douce ignorance», au parfum de nostalgie du temps passé, il me semble voir se dessiner une posture idéologique: consommer consoude, tussilage, ou bourrache, en dépit des recherches scientifiques de ces dernières décennies, est une manière de maintenir intact et pure le lien avec une tradition idéalisée. Dans ce contexte, pour reprendre les concepts développés dès 1968 par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, ces plantes sont si «bonnes à penser» qu’elles en deviennent «bonnes à manger», quoi qu’on en dise.

On ne peut pas vivre dans la peur ; ni, non plus, dans l’ignorance

Alors qu’il n’est bien-sûr pas souhaitable ni de vivre dans la peur, ni de nous couper de nos traditions, j’aimerais conclure cette exploration par une invitation.

Bien-sûr, comme le souligne Bergner lui-même dans son article, les AP ne représentent certainement pas le plus grave danger sanitaire pesant sur l’humanité, à l’heure du plein développement des industries agro-alimentaires et pharmaceutiques.

Il n’en demeure pas moins: manger des plantes riches en AP n’est pas anodin. Et ceci devrait être enseigné, de manière systématique. Ce savoir ne devrait pas être dénigré, ou nié, au nom d’une quelconque posture idéologique. Ce savoir devrait, au contraire, faire partie intégrante d’une sagesse, transmise comme le précieux d’une tradition éclairée par la science. Une science qui accompagne nos chemins de connaissance, et non qui les empêche. Ainsi, nulle ne devrait vivre dans l’ignorance. C’est à ce prix que nous pourrons alors faire des choix éclairés, en tant qu’individus responsables.

Notes:

  1. Bergner, Paul, “Symphytum: Comfrey, coltsfoot, and pyrrolizidine alkaloids”, in Medical Herbalism, 1(1), pp. 3-5. http://medherb.com/Materia_Medica/Symphytum_-_Comfrey,_Coltsfoot,_and_Pyrrolizidine_Alkaloids.htm. Traduit en français par Christophe Bernard, en 2016: https://www.altheaprovence.com/consoude-tussilage-alcaloides-pyrrolizidiniques/
  2. Lieutaghi, Pierre, « Aux frontières (culturelles) du comestible », in Ethnologie française, N°3/Vol. 34, 2004, pp. 485-94. Disponible ici, en téléchargement.

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2 réflexions sur “On ne devrait pas (nécessairement) manger toutes les plantes par la racine”

  1. Cyrielle Froidevaux

    Super article. Effectivement les recettes avec de la bourrache ne manquent pas sur internet et je n’avais jamais eu connaissance des alcaloïdes pyrrolizidiniques…

    Mais du coup c’est quoi la conclusion ? Avec les connaissances d’aujourd’hui mettant à jour la contenance d’alcaloïdes pyrrolizidiniques dans ces plantes, il ne faut plus du tout en manger ? Ou une consommation modérée ne pose pas de problème ?

    En fait je ne suis pas au clair si les AP sont éliminés par le corps ou si l’effet néfaste s’accumule avec le temps…

    1. Sylvie Ramel

      Je dirais que la réponse dépend en partie de la santé du foie, avant même de consommer ce genre de plats.
      Et il semblerait que cela s’additionne dans le temps.

      Moi-même, j’adore les beignets de consoude. Mais au lieu d’en manger 4-5 fois par saison, j’en mange seulement 2-3 beignets une fois dans la saison.
      Après, c’est sûr qu’il y a des choses plus gravement problématique pour la santé; on parle surtout, ici, de principe de précaution. Et au-delà, il y a tellement d’autres choses délicieuses à manger.

      Je sais qu’apprendre ce genre de choses peut casser un peu l’enthousiasme, dans un premier temps. Mais dans un deuxième temps, cueillir de manière éclairée, est certainement le meilleur chemin vers la sérénité. Si jamais, je suis de remettre en ordre le calendrier pour la formation en ligne « Materia Botanica ». Je ferai signe dès que c’est prêt.

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